Travail de nuit et en équipes – Des cadeaux en abondance

Qui dit précompte professionnel dit impôt des personnes physiques. Cette affirmation n’est plus tout à fait correcte depuis 2004. En effet, une partie du précompte professionnel des travailleurs en équipes et de nuit est maintenu au sein des entreprises. Une partie ? En 2023, le montant total de cette aide aux entreprises a dépassé les 2 milliards d’euros. L’impact sur les finances publiques est donc considérable, et il le sera d’autant plus au vu des intentions du gouvernement De Wever de faciliter la mise en place du travail de nuit. A l’heure des économies sur les travailleurs, sur les allocataires sociaux, sur les pensionnés et sur les pouvoirs publics, pourquoi cette mesure passe-t-elle sous les radars du politique ? Par ailleurs, l’impact est aussi perceptible sur les salaires : malgré les primes, les travailleurs en équipes et de nuit sont « meilleur marché » que les travailleurs de jour. A ce propos, attendons-nous du gouvernement qu’il soutienne à coup de milliards des régimes de travail qui nuisent à la santé et à la qualité de vie des travailleurs ?

Le précompte professionnel sert à payer l’impôt... en théorie !

Le précompte professionnel est une anticipation de l’impôt des personnes physiques sur les revenus professionnels. Il est directement prélevé par l’employeur sur le salaire mensuel du travailleur. L’employeur verse ensuite ce précompte à l’administration fiscale. Cependant, ce cheminement a été adapté en 2004 lorsque le gouvernement a instauré une dispense de versement d’une partie de ce précompte au profit des employeurs qui recourent au travail en équipes et de nuit [1]. Les subsides salariaux ont alors vu le jour.

Dans la pratique, l’employeur garde donc une partie du précompte professionnel dans ses caisses. Combien ? A l’origine, il s’agissait de 0,5 % du salaire imposable des travailleurs en équipes et de nuit. Depuis 2016, la dispense de versement atteint 22,8 % en cas de travail en équipes et de nuit, et 25 % en cas de travail à feu continu.

Le graphique ci-dessous nous fournit l’évolution de cette aide aux entreprises entre 2005 et 2023, et contient également des projections entre 2024 et 2029.

Entre 2005 et 2023, ce subside salarial est passé de 106 millions d’euros à 2,187 milliards €. L’adaptation des taux de dispense en 2016 a significativement impacté à la hausse l’ampleur de cette aide : en un an, le subside a bondi de 364 millions d’euros. Depuis lors, le montant total de ce subside aux entreprises croît annuellement. A politique inchangée, le Bureau du Plan table sur une progression annuelle approximative de 3%, ce qui permettra de franchir le cap des 2500 milliards d’euros en 2028. Toutefois, compte tenu des mesures annoncées par le gouvernement De Wever en matière de travail de nuit [2], ces projections devraient être en-deçà de la réalité.

Plus d’aides pour les employeurs et moins de recettes pour les pouvoirs publics

D’une part, la dispense de versement du précompte professionnel a pour effet de priver les pouvoirs publics de plusieurs milliards de recettes. D’autre part, pour des raisons budgétaires, le gouvernement De Wever prévoit d’économiser 23 milliards d’euros et ce, principalement sur les citoyens : modération salariale, réforme de l’indexation, diminution des allocations sociales,… [3] En matière de pensions, le Ministre Jan Jambon a récemment confirmé son objectif d’économiser 2,3 milliards d’euros d’ici à la fin de la législature [4] . Si l’un des objectifs majeurs du gouvernement De Wever est d’équilibrer les comptes de l’Etat, pourquoi ne s’attarde-t-il pas sur l’ampleur prise par les subsides salariaux sur le travail en équipes et de nuit ?

Outre les considérations budgétaires, quel était l’impact attendu de cette mesure sur l’économie et sur le marché du travail ?

Mesure efficace ? Objectif atteint ?

À l'origine, l'objectif de ces subventions salariales était de renforcer la compétitivité des entreprises, de consolider la position de certains groupes cibles sur le marché du travail et de compenser les coûts supplémentaires supportés par l'employeur pour le travail en équipes.[5] Quelle est la situation réelle ?

Pour répondre à cette question, nous nous tournons vers la Cour des comptes. Outre sa fonction de conseiller budgétaire, la Cour des comptes exerce un contrôle sur le bon usage des fonds publics. Ces contrôles portent à la fois sur les recettes et les dépenses de l'État. En ce qui concerne les subventions salariales, la Cour des comptes constate que les objectifs de cette mesure ne sont pas clairement définis et que ses résultats ne sont pas évalués. En outre, pour les années 2017 et 2018, l'exonération du travail de nuit et du travail en équipes n'a fait l'objet d'aucun contrôle de la part de nos services d'inspection. Cela s'explique par une législation trop compliquée, une formulation peu claire,...[6]

L'impact de l'exonération du précompte professionnel, antérieure à la décision du gouvernement, n'a pas été examiné. Dans son audit de suivi, la Cour des comptes révèle que sur les 20 recommandations qu'elle avait formulées précédemment, seules neuf ont été mises en œuvre.[7] Création d'emplois ? Impossible à dire. De plus, la Cour des comptes indique que la mesure ne met pas les entreprises sur un pied d'égalité : alors que les plus grandes entreprises obtiennent une grosse part du gâteau, les plus petites sont désavantagées par leur taille et les procédures administratives. 

Dans le même ordre d'idées, des chercheurs de l'UCLouvain et de l'UGent pointent actuellement du doigt une autre forme d'aide : l'exonération des cotisations patronales à l'ONSS pour le premier travailleur d'une entreprise. « Compte tenu de son coût budgétaire élevé et de ses résultats mitigés, les chercheurs plaident pour sa suppression pure et simple ou sa limitation à un nombre restreint de trimestres »[8]

N'est-il pas temps de revoir l'ensemble des subventions qui pèsent lourdement sur les finances publiques sans atteindre leurs objectifs ?

Outre l'inefficacité de ces mesures et leur impact sur les finances publiques, il est intéressant d'analyser les effets concrets des subventions salariales sur le salaire horaire total[9] des travailleurs. Plus précisément, les travailleurs de nuit et les travailleurs en équipes sont-ils « moins chers » que les travailleurs employés en régime de jour grâce aux subventions ?

Le travail en équipes et de nuit moins cher que le travail de jour – 1 jour sur 5 subsidié

Afin de répondre à cette question, nous avons comparé les salaires horaires totaux d’ouvriers du secteur de la chimie soumis à différents régimes de travail, tout en tenant compte des composantes salariales prévues par la commission paritaire 116 [10] et des subsides salariaux. Par ailleurs, nous avons fixé les données suivantes :

  • Salaire horaire brut de 20 euros.

  • Primes d’équipes et de nuit sectorielles [11], appliqués dans un régime de 4 équipes.

  • Pour la dernière colonne, nous avons augmenté les primes du matin et d’après-midi (à 2,50 euros par heure) et celle de nuit (à 4 euros par heure).

 

Travail de jour

Travail en équipes

Travail à feu continu

Travail à feu continu

(primes majorées)

Salaire horaire total

33,83 €

31,88 €

31,46 €

33,34 €

Subventions salariales

-

8.172 €

9.405 €

9.551 €

Subventions salariales/ salaire annuel brut

-

18,08%

19,82%

19,92%

A partir de ce tableau comparatif, nous constatons que le travail en équipes et de nuit est « moins cher » que le travail de jour pour les cas étudiés et ce, malgré les primes et leurs majorations (dernière colonne). La différence atteint 2,37 € par heure et l’avantage fiscal annuel en faveur des employeurs oscille entre approximativement 8.100 € et 9.500 € (approximativement). Pointons aussi que les subsides salariaux avoisinent 20% du salaire annuel brut des travailleurs. En d’autres termes, un jour sur cinq est financé par les pouvoirs publics lorsqu’un employeur recourt au travail en équipes et de nuit [12].

Mauvais choix politique – Qu’en est-il de la qualité de vie ?

Le soutien financier et, prochainement, législatif du gouvernement en faveur du travail en équipes et de nuit est un mauvais politique. Pourquoi ? Tout d’abord, les horaires atypiques nuisent à la santé des travailleurs concernés : problèmes digestifs et cardiovasculaires, risques accrus de cancer de la prostate, du pancréas, du rectum, de la vessie et des poumons, risques accrus de diabète… La liste des conséquences sur la santé est longue [13], ce qui impacte négativement les finances de la sécurité sociale. Signalons aussi les troubles sur le sommeil récemment pointés par les chercheurs de la KULeuven-HIVA [14]. Ensuite, nous ne pouvons pas sous-estimer l’impact sur la qualité des relations familiales et sociales des travailleurs : l’inadéquation avec les rythmes scolaires et les indisponibilités régulières pour les activités familiales, sportives, culturelles ou de loisirs (que le travailleur en soit le principal concerné, le spectateur ou l’accompagnateur) [15].

Malgré ces répercussions sur la qualité de vie, le gouvernement persiste et signe en voulant supprimer l’interdiction du travail de nuit et en maintenant le système inefficace, incontrôlé et coûteux des subsides salariaux. Alors que la rigueur budgétaire semble prévaloir, pourquoi le gouvernement ne réformerait-il pas ce chèque en blanc versé aux employeurs ? Au-delà des aspects financiers et budgétaires, attendons-nous du gouvernement qu’il dépense des milliards pour soutenir des horaires de travail qui nuisent à la santé et à la qualité de vie ?


[1] Cette méthode de subvention via le précompte professionnel est également utilisée (entre autres) pour les travailleurs employés dans la recherche et le développement (R&D).

[2] Travail de nuit ? Mauvaise idée, Bart ! | FGTB Chimie

[3] FGTB - ABVV || Analyse de l’accord de gouvernement De Wever-Bouchez.

[4] Pensions : Jan Jambon veut économiser 2,3 milliards, ce qu’il faut retenir de sa réforme - Le Soir.

[5] Dispenses de versement du précompte professionnel – Un dispositif complexe d'aide aux employeurs, p. 17.

[6] Dispenses de versement du précompte professionnel (audit de suivi), rapport, p. 71.

[7] Voir la note de bas de page citée précédemment, page 62 et suivantes.

[8] Regards économiques - La mesure «zéro coti» déçoit, UCLouvain et UGent.

[9] Par salaire horaire total, nous entendons la somme des composantes du salaire direct (salaire brut) et du salaire indirect (cotisations patronales à la sécurité sociale, éventuels fonds sectoriels, ... et prise en compte des aides liées à ces mêmes composantes (telles que les subventions salariales pour le travail en équipes et le travail de nuit).

[10] Des informations complètes sur les conditions de travail dans ce secteur sont disponibles sur le lien suivant Guide sectoriel travailleurs-2023-.

[11] Barèmes salariaux sectoriels des ouvriers dans le secteur de la chimie: CP-116-salaires 

[12] Il convient également de noter que ces résultats seront largement similaires pour d'autres secteurs et pour les travailleurs ayant le statut d'employé.

[13] Travail de nuit ? Mauvaise idée, Bart ! | FGTB Chimie.

[14] Les horaires atypiques nuisent gravement à la santé | FGTB Chimie.

[15] Le travail de nuit freine la qualité des relations avec les autres | FGTB Chimie.